Je ne lis jamais de nouvelles.
Une histoire doit être suffisamment longue pour que je
puisse en intégrer l’atmosphère, les paysages, les décors, et apprendre à en
connaître les personnages de façon à m’immiscer dans leur vie le temps d’un
livre.
Un roman, quoi.
Et, dans le même ordre d’idées, je n’écris jamais de
nouvelles non plus. Uniquement des romans.
Du moins jusqu’à ce mois de janvier 2016 où j’ai demandé à
Laurence (Lo, pour les intimes) si elle avait une idée de cadeau pour l’anniversaire
de Fabrice. Elle m’a fait une série de suggestions, toutes très classiques sauf
une, la dernière de la liste : une nouvelle écrite expressément pour lui.
Je n’écris jamais de nouvelles, je vous dis ! Et je
n’avais que quelques jours devant moi alors qu’en tant qu’écrivain, je suis
plutôt du style gastéropode. Je n’ai pourtant hésité que quelques minutes avant
de céder à l’envie de relever ce défi. Et j’ai bien fait : je n’ai jamais
écrit aussi vite de ma vie, j’ai pris un pied pas possible, et mon ami Fabrice
a apprécié de recevoir ce cadeau personnalisé.
Finalement, il n’y a pas une mais trois très courtes
nouvelles. Pas de quoi constituer un recueil, mais bien assez pour faire
découvrir mon style à ceux qui n’ont jamais lu mes romans…
Ah, j’allais oublier ! Avant de les livrer à votre
critique (avec l’aimable autorisation des intéressés) je dois absolument vous
donner quelques codes nécessaires pour éclairer votre lecture :
Laurence et Fabrice ont un fils, Antoine (le petit Bilou)
qui faisait des études afin de devenir réalisateur / metteur en scène.
Pascal est un ami commun, prestidigitateur à ses heures.
Lorsque Fabrice et Laurence se sont rencontrés, il l’a
abordée en lui disant « Je voudrais faire ta connaissance mais je ne sais
pas comment faire », ce à quoi elle a répondu « j’avais
remarqué ». Il l’a ensuite invitée à boire un verre et pendant qu’ils
étaient au café, il a confectionné… des cocottes en papier.
Les trois nouvelles doivent impérativement être lues dans
l’ordre.
Voilà, bonne lecture !
1. LA COURSE
Avec le recul, je suppose que le type qui a donné le signal
du départ – j’ignorais encore que j’apprendrais à mieux le connaître plus tard,
et à ce stade ce n’était encore qu’un « type » – ce type, donc, a dû
ressentir ce que doivent ressentir tous ceux qui donnent le signal du départ
lors de ce genre d’événements : il a dû avoir l’impression furtive d’être
le centre du monde, oubliant le reste de celui-ci l’espace de quelques secondes
pour mieux profiter du moment présent en une très éphémère heure de gloire, et
surtout… si passionné qu’il fût par la situation, il était totalement
inconscient de ce que son acte allait engendrer comme efforts intenses,
tensions extrêmes et – malheureusement pour la plupart d’entre eux – comme
drames dans le chef des concurrents.
Toujours avec le recul, ça me fait un peu penser au mec
bedonnant dont la seule expérience sportive remonte aux cours d’éducation
physique imposés par les programmes scolaires, et qui regarde un match de foot
à la télé en buvant une bière spéciale. Confortablement installé dans son
fauteuil, il commence par caresser du regard et des doigts les courbes provocantes
du verre ballon au contenu prometteur. Il entame ensuite la dégustation qu’il
va poursuivre plus distraitement lorsque l’heure du match arrive et que –
plaisir suprême – il peut enfin passer à l’acte en propulsant d’un magistral
coup de zappette vingt-deux petits bonshommes qui vont se démener sur le
terrain pendant une heure et demie pour son plaisir, et ce sans qu’il ait la
moindre idée de ce que leur performance représente tant au niveau du mental que
de la condition physique. Ce qui ne l’empêchera nullement de commenter le match
par la suite à coups de « on a
bien joué » et « on a
mérité de gagner ».
Mais je m’égare. Mon propos n’est pas de vous parler de foot
ni de bière, et ce que j’ai enduré ce jour-là est sans commune mesure avec ce
que vivent les élus du Mundial, sans vouloir en aucune manière diminuer leurs
mérites.
A vrai dire, je pense que c’est une des deux épreuves les
plus dures que j’ai vécues à ce jour.
D’abord il y a le nombre de concurrents. En comparaison, le
marathon de New-York est une marche Adeps en Brabant Wallon un jour de
giboulées. Je caricature, bien sûr, mais quand même.
Et puis il y a le niveau. Super élevé. Ils étaient tous
surentraînés et hyper-motivés. Moi aussi d’ailleurs, mais en voyant les autres
dans les starting-blocks, on ne pouvait s’empêcher de penser que ce n’était pas
gagné d’avance, et le stress était à son comble. Il faut dire qu’il y avait de
quoi l’être, motivé, car si la course était généreusement primée, seul le
vainqueur remporterait le jackpot et le second se retrouverait aussi bredouille
que le dernier, avec en prime la frustration de celui qui a cru en une possible
victoire jusqu’à la dernière limite.
La longueur du parcours a également son importance. J’ai cru
ne jamais arriver au bout. J’avais l’impression que ça n’en finissait pas et
j’étais à bout de forces lorsque j’ai franchi la ligne d’arrivée.
Et enfin, il y a le règlement. Ou plutôt l’absence de
règlement. Peu après le départ, on traversait une zone désertique qui n’allait
prendre fin qu’à l’arrivée. Qui dit zone désertique dit absence de spectateurs,
et donc de témoins, et vu l’enjeu… Pour faire simple, disons que tous les coups
étaient permis.
Je sais, raconté comme ça, ça fait un peu penser à La chevauchée sauvage, de Richard
Brooks, voire à certains films de science-fiction, et pourtant je vous jure que
je l’ai réellement vécu et que ça s’est passé comme ça.
Signal de départ, donc.
On était bien préparés et on s’est tous élancés comme un
seul homme. Perso, j’étais bien décidé à la jouer loyale, mais je ne suis pas
du genre à me laisser faire si on m’attaque et à moi seul, j’en ai dégommé
quelques-uns qui sont restés sur le carreau. Je n’étais pas parmi les plus
costauds, mais bien parmi les plus rapides, les plus agiles et les plus
endurants, et ça a fameusement joué en ma faveur. Malgré ça, au fur et à mesure
que le temps passait, je sentais mes forces me quitter.
Et puis enfin, l’arrivée fut en vue. À ce moment j’étais en
tête, mais le second me talonnait et j’étais épuisé. Lui aussi apparemment. Il
ne m’a pas rattrapé. Ni lui ni aucun autre, d’ailleurs.
Arrivé devant la sphère tant convoitée, j’ai eu un moment
d’hésitation qui a bien failli m’être fatal. J’ai horreur de m’imposer et
j’aurais aimé faire sa connaissance avant de monter à l’abordage, mais je ne
savais pas comment faire. C’est alors que je sentis une présence hostile
derrière moi. C’était le premier de mes poursuivants. Plus le temps de faire
les présentations ! J’ai rassemblé mes dernières forces et me suis lancé à
l’assaut de cet être aux irrésistibles rondeurs.
Une fois dans la place, je me suis rapidement senti moi.
Pleinement moi. Et je me suis rendu compte avec stupéfaction que jusqu’à
présent je n’étais que la moitié de moi-même.
Mais cette-fois, ça y est : je suis moi. Et j’ai toute
la vie devant moi. Et un jour, moi aussi je donnerai le signal du départ. Et
qui sait ce qu’il en résultera ?
Mais là, je suis déjà en train de me faire un film.
Alors que ça, ce sera l’apanage de la génération suivante.
2. LA DOUCEUR DE L'AUTOMNE
Fabrice s’éveilla et regarda autour de lui.
Personne.
La chambre était vide.
Laurence s’était éclipsée, comme souvent lorsqu’il tombait
endormi dans son fauteuil. Et comme chaque jour à ce moment de la journée.
Depuis quelques années, il s’assoupissait de plus en plus
fréquemment et de plus en plus longtemps. D’une certaine manière ce n’était pas
une mauvaise chose, car ses facultés intellectuelles s’étaient considérablement
affaiblies au point qu’il avait de plus en plus de mal à se concentrer
longtemps sur une activité, si intéressante fût-elle. Et depuis qu’Hugues,
Joëlle, Bernadette, Jean-Marc et Caroline avaient déserté bien malgré eux La Douceur de l’Automne pour un très
hypothétique monde meilleur, la vie à la maison de repos n’avait plus la même
saveur. Ces vagues de sommeil intempestives avaient donc au moins un côté
positif dans la mesure où elles écourtaient des journées parfois bien
ennuyeuses.
Mais ça, c’était avant. Avant que Laurence ne développe une
forme d’amnésie très particulière, variante atypique de la maladie d’Alzheimer
qui avait laissé perplexes les différents neurologues et gérontologues à s’être
penchés sur son cas.
Depuis plusieurs mois, en effet, Laurence se levait chaque
matin dans un état parfaitement normal après avoir dormi d’un sommeil paisible
et ininterrompu. Mais vers neuf heures, elle commençait à éprouver des
difficultés à se rappeler les noms de certaines personnes. Aux alentours de dix
heures, elle ne savait plus trop où elle en était, elle se sentait nerveuse,
oppressée, et éprouvait le besoin d’arpenter les couloirs de l’établissement à
la recherche de Dieu sait qui et en essayant de comprendre Dieu sait quoi. Et
vers onze heures, elle avait retrouvé sa sérénité mais était convaincue de
séjourner dans un hôtel dont les clients étaient les résidents de la maison de
repos.
Dont Fabrice.
Fabrice dont les journées n’étaient plus du tout ennuyeuses,
car aux yeux de Laurence, il était un parfait inconnu dès onze heures du matin.
S’il voulait passer un peu de temps avec elle, prendre ses repas en sa
compagnie et bénéficier de sa présence nocturne dans le lit conjugal, il
disposait donc d’une bonne demi-journée pour faire sa connaissance, la séduire
et la convaincre d’accepter de passer la nuit avec lui.
Chaque jour.
Depuis des mois.
A quatre-vingt-neuf ans.
Et ça, ça vous pimente la vie d’un homme ! D’autant
plus que les pensionnaires étaient forcément au courant de la situation mais
qu’ils n’y réagissaient pas tous de façon identique. Certains compatissaient,
d’autres s’en amusaient, et d’autres encore… en profitaient, n’hésitant pas à
endosser hypocritement le rôle de clients de « l’hôtel » pour faire
une cour éhontée à cette Cendrillon gériatrique qui s’affichait en femme
libérée jusqu’à ce qu’une nuit de sommeil la retransforme en compagne fidèle.
Il faut dire qu’elle était toujours très coquette,
relativement alerte, et que si le temps avait quelque peu fatigué ses traits,
il n’avait eu aucune prise sur son sourire et ses yeux qui étaient toujours
aussi candides, désarmants et engageants que dans ses jeunes années. Et l’effet
qu’ils avaient eu sur Fabrice sept décennies plus tôt opérait à l’identique sur
quelques résidents encore pas trop mal de leurs personnes, dont les hormones
préretraitées par un veuvage plus ou moins lointain semblaient toutes disposées
à sortir de leur léthargie.
-
Merde ! J’ai dormi longtemps, s’exclama
Fabrice en consultant sa montre. Beaucoup plus longtemps que d’habitude. Merde,
merde, merde !
Tout en pestant intérieurement contre lui-même, il se leva
péniblement de son fauteuil en prenant appui sur sa tribune et fonça le moins
lentement possible vers la porte qui donnait sur le couloir.
Il ne restait plus beaucoup de temps avant le dîner et il
devait encore se rendre jusqu’au restaurant. Ça allait être chaud. S’il voulait
avoir une place à la table de Laurence, il allait devoir se dépêcher, mais avec
son arthrose, ce n’était pas gagné d’avance. Il n’allait pas être le seul à
s’élancer dans les couloirs en quête d’une place à la table tant convoitée et
les autres risquaient de profiter de son retard. Et puis il y avait la longueur
du parcours. Chaque fois qu’il parcourait la distance séparant sa chambre du
restaurant, il avait l’impression que ça n’en finissait pas et il était à bout
de forces lorsqu’il arrivait enfin à bon port.
Une fois dans le couloir, il se dirigea vers l’ascenseur.
Alors qu’il arrivait à hauteur de celui-ci, il entendit des pas qui
s’approchaient derrière lui. Il se retourna et croisa le regard satisfait de
Bernard, lequel était bien conscient de l’avantage décisif que la vélocité de
ses cent quatre ans allait lui conférer sur la lenteur arthritique de son
concurrent.
C’en était trop pour celui-ci. Comment ce type osait-il
seulement envisager de poser ne serait-ce que les yeux sur sa Laurence alors qu’il avait une quinzaine d’année de plus
qu’elle ? Vieux pervers, va ! Pédophile ! Mais que
faire ? Il ne pouvait quand même pas le dégommer d’un coup de tribune et
le laisser sur le carreau ! Tous les coups ne sont pas permis, même quand
on est amoureux !
Heureusement, Pascal, qui passait par là, avait
immédiatement perçu toute la gravité de la situation. Il alla à la rencontre de
Bernard qu’il salua avec emphase et force gestes amicaux. Celui-ci se dégagea
tant bien que mal de cet assaut d’amabilité et tenta d’atteindre l’ascenseur
dont les portes étaient en train de s’ouvrir, mais à peine avait-il fait
quelques pas qu’il sentit la canne
télescopique sur laquelle il s’appuyait s’affaisser sous son poids. Le cran de
sûreté pourtant très fiable de ce genre d’instrument était sorti de son
logement comme par magie. Alors qu’il pénétrait dans l’ascenseur, Fabrice eut
juste le temps de voir Pascal soutenir le malheureux centenaire tout en
s’efforçant maladroitement – mais alors là, vraiment très maladroitement – de
régler la hauteur de sa canne.
En sortant de l’ascenseur, il reprit sa progression sans
perdre de temps tout en dosant son effort. Le restaurant se trouvait sur la
gauche, à la moitié du couloir. Il fut
dépassé par quelques personnes qui ne représentaient pas un danger pour son
entreprise, mais alors que la distance qui le séparait de la porte du
restaurant se réduisait à peau de chagrin, il aperçut Thierry qui sortait de sa
chambre, située à l’extrémité opposée du couloir, et venait vers lui. Sale
affaire ! Ce gaillard-là tournait volontiers autour de Laurence, et sa
vitesse de croisière était environ deux fois supérieure à celle de Fabrice. La
perspective de voir la victoire lui échapper si près du but déclencha une
poussée d’adrénaline et d’endorphine qui provoquèrent un sursaut d’énergie et
une anesthésie temporaire de ses douleurs. Il franchit la porte et les premiers
mètres à l’intérieur du restaurant en marchant plus vite qu’il ne l’avait fait
depuis des années.
Laurence était debout et discutait avec deux des résidents
assis à une grande table. Elle le vit arriver et lui adressa un sourire
chaleureux, comme elle l’eut fait avec tout un chacun. Puis elle prit congé de
ses interlocuteurs et alla s’asseoir à une petite table de deux personnes
inoccupée. Fabrice s’élança péniblement dans sa direction et franchit les
quelques mètres qui le séparaient d’elle. Il croisa alors son regard et eut un
moment d’hésitation qui faillit être lourd de conséquences. Bien qu’il fût un
étranger à ses yeux, il lui semblait qu’elle le regardait comme si elle savait
inconsciemment qu’il était celui qu’elle attendait. Qu’elle attendait chaque
jour depuis plusieurs mois après avoir passé tant d’années à ses côtés.
Il sentit soudain une présence hostile derrière lui :
Thierry.
Reprenant ses esprits, il décolla sa tribune du sol et la
propulsa littéralement en avant jusqu’à ce qu’elle percute la table à laquelle
siégeait Laurence.
Il avait gagné.
-
Je… je voudrais faire votre connaissance mais je
ne sais pas comment faire… s’entendit-il dire.
- J’avais remarqué ! répondit-elle avec un
sourire amusé. Le plus simple est peut-être que vous commenciez par vous
asseoir.
Ce qu’il fit.
Il engagea la conversation, un peu essoufflé mais tellement
soulagé, et elle lui répondit avec sa gentillesse et sa bonne humeur
coutumières. Tout en lui parlant, il réalisa à quel point sa présence lui était
nécessaire pour se sentir bien, un peu comme si sans elle, il n’était que la
moitié de lui-même.
Et il avait très envie de la toucher, de lui prendre la main
et de la porter délicatement à ses lèvres. De faire ces petits gestes tout
simples dont il avait perdu l’habitude lorsqu’il était encore en terrain
conquis, mais dont l’interdit lui était à présent insupportable.
Que de temps perdu !
Mais aujourd’hui c’était trop tôt, beaucoup trop tôt. A ce
stade, il devait patienter et ne pas être trop entreprenant. Pour éviter tout
risque de geste spontané inopportun, il prit la serviette qui se trouvait
devant lui et entreprit d’élaborer une cocotte en papier tout en caressant
Laurence de la voix et du regard…
3. LO AND THE ALZEIMER BANANAS
C’est pas mal, La
Douceur de l’Automne, comme maison de repos. Il y fait propre, on y mange
bien, le personnel est sympa. Évidemment, on ne peut pas dire qu’on s’éclate
tous les jours, surtout depuis que la plupart de nos vieux amis nous ont
quitté. Et puis Fabrice n’est plus que l’ombre de lui-même. Je ne parle pas de
ses genoux qui ont de plus en plus de mal à le porter – ça, ce ne serait encore
rien – mais de ses facultés intellectuelles qui ne sont plus ce qu’elles
étaient. Il ne perd pas la tête, heureusement, mais il n’arrive plus à se
concentrer bien longtemps sur quoi que ce soit et a tendance à s’endormir à
tout bout de champ.
Et le pire, ce sont les repas en tête à tête chargés de
regards aveugles, de mots vides et de silences résignés. Non pas que l’amour ne
soit plus présent dans son cœur, que du contraire, mais il est banalisé par
l’évidente présence de l’autre, par la fausse certitude que je serai toujours
là, par la négation inconsciente de ce que la jeune femme dont il est tombé
amoureux peut mourir de vieillesse d’un jour à l’autre. Ce n’est d’ailleurs pas
propre aux vieux couples comme le nôtre, car il n’est pas rare que cette
perception blasée de l’être aimé s’installe quelques années, voire quelques
mois seulement après la rencontre de l’âme sœur, mais le temps qui passe et, en
l’occurrence, l’usure physique et mentale de mon pauvre Fabrice n’arrangent
rien.
Houlà ! Je ne sais pas si vous comprenez ce que je veux
dire ; ça m’a l’air bien compliqué. Qu’est-ce qui me prend de me lancer
dans des tirades pareilles ? On croirait lire un roman d’Hugues, le
pauvre. Bon, je vais me ressaisir et parler comme d’habitude, ce sera mieux
pour tout le monde.
Et d’abord, je ne devrais pas utiliser le présent mais le
passé.
Parce que tout ça, c’était avant.
Avant que je sois amnésique. Enfin, non, pas « avant
que je sois amnésique », sinon vous n’allez plus rien comprendre, mais
« avant que je n’aie l’idée géniale de faire semblant d’être
amnésique ».
Je vous explique.
J’avais l’impression de ne plus exister que par habitude aux
yeux de l’homme que j’aime et déjà ça, ça me rendait malheureuse. Mais surtout
je ne pouvais plus supporter de voir mon Fabrice sombrer dans une alternance de
sommeil et d’ennui, lui qui avait toujours été si dynamique et amoureux de la
vie. J’aurais voulu changer le cours des choses, le rendre heureux comme j’ai
toujours essayé de le faire, mais je me sentais impuissante.
Je repensais souvent au passé, et plus souvent encore au
jour de notre rencontre. Fabrice était jeune, en pleine forme, un peu fou, il
avait toute la vie devant lui… Le monde l’attendait mais lui, ce jour-là,
n’attendait que moi. Il m’a offert un verre et pendant tout le temps que nous
étions attablés dans le café, il me regardait comme si personne d’autre ne
comptait et je sentais qu’il mourait d’envie de me prendre la main et de poser
ses lèvres sur les miennes.
Ça me faisait du bien de revivre en pensées ces instants
privilégiés, mais ça me rendait mélancolique aussi. Je me disais que ce serait
tellement bien si chaque jour pouvait être comme celui-là, comme le premier…
Si chaque jour pouvait être comme le premier…
Et pourquoi pas après tout ? Il suffirait de… Mais
oui ! Et si ça ne marche pas, je pourrai toujours feindre une guérison
progressive.
Et voilà comment j’en suis venue à faire semblant de
souffrir de la maladie d’Alzheimer. Mais une variante très particulière,
parfaitement adaptée à la réalisation de mon objectif.
En synthèse, je me réveille chaque jour dans un état
parfaitement normal. Mais vers neuf heures, je commence à éprouver des
difficultés à me rappeler les noms de certaines personnes. Aux alentours de dix
heures, je ne sais plus trop où j’en suis, je me sens nerveuse, oppressée, et
j’éprouve le besoin d’arpenter les couloirs de l’établissement à la recherche
de Dieu sait qui et en essayant de comprendre Dieu sait quoi. Et vers onze
heures, j’ai retrouvé ma sérénité mais je suis convaincue de séjourner dans un
hôtel dont les clients sont les résidents de la maison de repos.
Dont Fabrice.
Fabrice dont les journées ne sont plus du tout ennuyeuses,
car il est convaincu d’être un parfait inconnu à mes yeux dès onze heures du
matin. S’il veut passer un peu de temps avec moi, prendre ses repas en ma
compagnie et bénéficier de mes attentions au lit, il dispose donc d’une bonne
demi-journée pour faire ma connaissance, me séduire et me convaincre d’accepter
de passer la nuit avec lui.
Chaque jour.
Et ça, ça vous stimule un homme ! Et ça occupe ses
journées, surtout à quatre-vingt-neuf ans.
En fait, les premiers jours d’amnésie l’ont laissé perplexe
et il n’a pas réagi immédiatement comme je l’espérais. Alors j’ai tenté le tout
pour le tout en faisant les yeux doux et en adressant mon sourire le plus
ravageur à quelques veufs pas trop mal conservés. C’était la chose à faire. Quand
Fabrice les a vus me manger dans la main dans l’espoir de gagner mes faveurs,
ça a fait l’effet d’un seau d’essence versé sur des braises à peine
rougeoyantes. Il pète des flammes, maintenant, mon Fabrice. Qu’est-ce que ça me
fait plaisir de le voir comme ça !
Le plus dur a été de convaincre les médecins que je n’avais
plus toutes mes bananes dans le même régime. Ça m’a pas mal aidé, sur ce
coup-là, d’avoir passé la moitié de ma vie en institution psychiatrique. Comme
infirmière, je veux dire. Finalement, ils ont bien dû se résigner à admettre
l’évidence. Ils m’ont prescrit du Donépézil, que je ne prends évidemment pas
mais que j’administre à Fabrice – c’est l’avantage d’avoir comme compagne une
professionnelle du paramédical – et je trouve qu’il s’en porte très bien.
Et il a fallu que je mette mon petit Bilou dans le coup, en
lui faisant promettre de garder le secret, bien sûr. J’avais un peu peur de sa
réaction, mais ça s’est super bien passé. Il a d’abord cru que je plaisantais,
puis il a réalisé que je parlais sérieusement et il m’a regardé d’un air un peu
inquiet, comme s’il pensait que j’étais en train de devenir dingue. Mais
finalement ça l’a fait rire et il m’a dit que ça ferait un bon sujet de film.
Venant de quelqu’un qui a trois Césars et deux palmes d’or au festival de
Cannes à son actif, j’ai pris ça comme un fameux compliment.
Ah ! Voilà Fabrice qui fait son entrée dans le
restaurant et… Aïe ! Il est suivi par Thierry. Thierry c’est son prénom,
mais je lui ai trouvé un surnom plus approprié. Il faut dire que c’est un
obstiné celui-là. Du genre briquettes de coco. Je l’ai allumé un peu au début
et depuis, plus moyen de l’éteindre ! Il continue à se consumer chaque
fois qu’il me voit.
Ça y est, il m’a repérée et vient dans ma direction. Il
dépasse Fabrice, ce con. C’est facile, quand on n’a pas mal aux genoux !
Comment je vais encore faire pour m’en dépêtrer, moi ? A moins que
Pascal… ? Ah ! Il m’a vue. Je lui désigne discrètement la cause du
problème en faisant des grands yeux paniqués. Yes ! Il a compris. Il
s’approche d’Anthracite – c’est ainsi que j’ai rebaptisé Thierry –, lui dit
bonjour et s’enquiert de sa santé tout en lui serrant la main, en lui tapotant
le bras… Je ne distingue pas bien ce qu’il fait car il me tourne le dos, mais
je sais qu’il est en train de jouer à l’extincteur même si je n’ai toujours pas
compris comment c’était possible de réussir ce genre de trucs sans que personne
ne remarque quoi que ce soit.
Thierry écourte la conversation et fait un pas vers moi
pendant que Pascal s’éloigne. Un pas, pas deux. Sa ceinture se détache, ses
bretelles sautent, son pantalon XXXXL lui tombe sur les chevilles et…
Waouh ! Il porte un lange ! Et pas n’importe lequel. Celui avec
dix-huit gouttes d’eau dessinées sur l’emballage. Vous voyez le genre ? Le
modèle à capacité d’absorption maximale, capable de transformer Venise en Las
Vegas si on le trempe dans le Canal
Grande. Le pauvre ! Il remonte son falzar et bat en retraite, la queue
entre les jambes. Enfin, je suppose, j’ai pas pu voir, forcément, à cause du…
Ah ! Fabrice arrive.
Brave Pascal, quand même ! On lui doit une fière
chandelle, Fabrice et moi. Ça va encore bien faire rire le directeur quand il
va apprendre ça. Au début, ça ne le faisait pas rire du tout, ce genre
d’incidents, et il commençait à soupçonner Pascal d’y être pour quelque chose,
même s’il n’est jamais arrivé à constater quoi que ce soit de visu. Mais depuis
que Pascal a remplacé ses vitamines C par des comprimés de Diazépam, ça se
passe beaucoup mieux. Il est souvent grippé mais il voit les choses de façon
beaucoup plus positive et c’est bien agréable.
Fabrice s’approche de moi et se redresse comme s’il allait
prononcer un discours du haut de sa tribune.
-
Je… je voudrais faire votre connaissance mais je
ne sais pas comment faire…
-
J’avais remarqué ! Le plus simple est
peut-être que vous commenciez par vous asseoir.
Il s’exécute et engage timidement la conversation. Je lui
réponds avec chaleur, histoire de le mettre à l’aise sans attendre. Je sens
qu’il a envie de me prendre la main, de déposer un baiser sur mes lèvres, mais
il n’ose pas : c’est trop tôt, beaucoup trop tôt.
Tout en parlant, il prend la serviette qui est posée devant
lui et commence à la plier machinalement. Il est en train de confectionner sa
trois cent septante-quatrième cocotte en papier depuis qu’il croit qu’une
partie de mes neurones a pris un mi-temps.
Il est vraiment craquant. Et pas seulement des genoux.
Qu’est-ce que je l’aime !
Et qu’est-ce que je me sens bien !
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